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mercredi 23 mars 2016

La grande mutation du travail et de l’emploi

par Gérard Balantzian
Auteur et conférencier

Alors que le numérique engendre une révolution dans les modèles d’affaires quel que soit le secteur d’activité, le défi de l’emploi et du travail peut se résumer en une phrase : l’emploi se meurt , le travail renaît !
Ce sont donc sur ces termes que j’ouvre le débat   car dans ce monde incertain et complexe marqué par l’interconnexion entre les machines, ainsi que les commutations entre les produits / services et les machines, les fonctions de l’entreprise sont soumises non seulement à une flexibilité croissante mais l’exigence de personnalisation des biens et services a des conséquences sur les outils eux-mêmes et les usages qui leur sont rattachés.
Nous sommes en effet confrontés à des changements radicaux qui n’apparaissent pas forcément dans les statistiques officielles figurant en annexe, mais une chose est sûre, au regard des statistiques de l’INSEE, « la forteresse du salariat se fissure en France » [1].  Mon propos ne porte pas aujourd’hui sur les caractéristiques du contrat de travail (contrat à durée déterminé, indéterminée, intermittent, à temps partiel, d'apprentissage, etc.)[2]. Il y a bien sûr « une fronde contre le projet de réforme du droit du travail » [3]  qui se traduit par des tensions dans la rue à Paris, mais aussi ailleurs dans le monde.
Dans le même temps, les robots se propagent, et en faisant référence à la propagation des robots humanoïdes dans le monde industriel  capables « de réaliser des tâches, comme les hommes, aux côtés des hommes.» [4], les perspectives annoncées de « 50% de chômeurs » à terme invitent à anticiper  cet avenir où la machine empiéterait sur l’emploi occupé pour l’instant par les humains.

Les grands théoriciens du « travail »

Il faut prêter une attention particulière à la définition du mot  «  travail ». En effet, je ne suis pas le seul à penser que Frédéric Wislow Taylor (1856-1915) a  contribué à l’organisation du travail à l’heure où  révolution industriel changeait le monde. Le taylorisme n’est donc pas une expérience qu’il faudrait écarter (même aujourd’hui) mais au contraire prendre en compte et en tirer les conséquences positives. Sans être exhaustif, on peut également avoir une pensée à l’économiste sociologue Max Weber (1864-1920) qui a montré le rôle la bureaucratie, de la prévision et du contrôle dans l’organisation du travail. A la même époque, nous comptions aussi le sociologue Emile Durkheim (1858-1917) et le brillant  Joseph Shumpeter (1883-1950) sans oublier le philosophe Karl Marx (1818-1883) Les apports de l’ingénieur Henri Fayol  (1841-1925) furent déterminants concernant les questions de centralisation et de décentralisation, de discipline et de division du travail, de responsabilité et d’autorité, d’initiative dans le travail et de contrôle, etc. Bien entendu il faut également compter avec le professeur consultant  Peter Ferdinand Drucker (1909 – 2005)  qui a mis l’accent sur l’approche du management  par les objectifs. Il a permis de comprendre la société contemporaine et la mutation de l’industrie et des services. La formation des gens, la mise en place des normes, les facteurs de motivation des personnes, l’évolution de la structure, ont été autant de paramètres liés au travail. Comment passer à la suite sans avoir une pensée au président de General Motors Alfred Pritchard Sloan (1895-1966) dont la grande expérience en termes de stratégie d’évolution des structures au sein du monde industriel nous a permis de comprendre les mécanismes de la coordination du travail (sans pouvoir tout citer ici).  Les professeurs Paul  Roger Lawrence et Jay William Lorsch nous ont fait prendre conscience de l’importance des différents types d’environnements de l’entreprise et que celle-ci n’était pas un système uniquement fermé. Je pense également à Michel Crozier (1922 – 2013) qui a mis l’accent sur le rôle de la bureaucratie, l’analyse stratégique  et les lignes de fracture générant la crise de l’intelligence.
Le lecteur remarquera que le terme qui prévaut le plus depuis deux siècles dans le langage de tous ces experts est le terme « travail ». Or qu’est-ce qu’était  le travail, sinon le trepalium, c’est-à-dire un une peine que les machines ont peu à peu soulagée, et qui nous ont amené à être plus attentif à la panne qu’à la peine, telle que nos ancêtres l’ont ressentie au début du siècle dernier.
Je ne voudrais pas me retrancher derrière les chiffres durant cet exposé pour montrer des évidences comme par exemple la poussée des activités dans le domaine des Services. Plus de la moitié des activités sont des activités de service depuis plus de 20 ans. Mais dès lors que le travail devient une « activité », et non plus un trépalium, nous pouvons nous poser la question  de « l’emploi » salarié (c’est-à-dire un travail soumis à un contrat entre un employeur et un employé, et par conséquent un rapport de soumission). En effet, la Machine remplace de plus en plus l’emploi.
La  propagation des machines a engendré quatre lignes de fractures.
Mais auparavant je présente le plan de mon intervention :

1.       Les  4  grandes lignes de fracture

2.       Le triomphe progressif des « communaux »

3.       Le travail ‘gratuit’




Les  4  grandes lignes de fracture

11 . Une première de ligne de fracture se crée entre l’Emploi et le Travail.  La « destruction créatrice » chère à Schumpeter nous place devant le rythme de la destruction d’emploi par rapport à celui de la création d’un ‘nouveau travail’ qui n’est pas forcément salarié. Est-ce la fin du Salariat comme le laissent entendre certains ? Est-ce uniquement une question liée au Contrat de travail ? Les événements de l’été 2015 autour de l’application Uber Pop et les chauffeurs de taxi ont mis au devant de la scène non seulement des conflits mais les controverses persistantes entre des protagonistes qui avaient des intérêts différents. Le phénomène de l’ubérisation n’est-il pas un énorme « court-circuitage » des processus existants et les manifestations dans les rues de Paris durant l’été 2015 ne sont-elles pas l’expression d’un désarroi ?  Quelles   sont les conséquences sur l’emploi et le travail de demain si de nombreux secteurs d’activité sont susceptibles d’être ubérisés ?

  1. Une autre ligne de fracture prend de l’ampleur entre l’Homme et la Machine. L’expérience de ces dernières décennies a démontré que les machines pouvaient communiquer entre elles (M2M, par exemple dans le domaine boursier), avec les risques  de «  faille »  que l’on connait maintenant depuis 2008. Cet évènement nous alerte et nous incite à une vigilance accrue à tous les niveaux en matière de cogouvernance (www.cogouvernance.com)
3 . Une troisième ligne de fracture se crée en ce moment le synchrone et l’asynchrone. Lorsque la main peut payer, le corps peut jouer et les yeux peuvent filmer, compte tenu des récents progrès de la technoscience, le « système d’information » défini ‘à la manière d’hier’  est un concept largement révolu car nous ne sommes plus dans des systèmes fermés. Il y a une  nécessité de repenser la vision  Shannonienne que nous avions de  la donnée, où la question centrale était la qualité d’émission et de réception des données sans qu’il n’y ait de ‘bruit’ et de perte de contenus. Aujourd’hui une vision nouvelle  se pose en environnement ouvert intercatif  et dynamique,  où  les données structurées et non structurées nourrissent   l’information circulante qui devient le langage et le véhicule de l’organisation du « travail » distribué (faut-il encore s’entendre sur ce terme) . Cette troisième ligne de fracture est d’autant plus difficile à traiter que derrière celle-ci, nous avons un historique de plusieurs décennies d’une direction des systèmes d’information (DSI) qui a, d’une part vu arriver un pôle  d’urbanisme et d’architecture des systèmes, puis aujourd’hui une direction de l’innovation, mais également une direction de la transformation, mais enfin  une direction de l’unicité des données, aux côtés de la direction générale, … tout ceci en 15 ans, avec en surcroit la loi de Moore qui commence à découvrir ses limites. Ceux qui restent fermés prennent des risques, ceux qui s’ouvrent prennent d’autres risques. C’est très Darwinien.

4.4 . Une quatrième ligne de fracture se crée au sein des organisations entre ceux qui ont un ADN ouvert à la rupture et les autres qui voient sans comprendre ce qui se passe. Ils  se réfugient derrière les bonnes pratiques qui ont un caractère rassurant jusqu’au moment où leur fonction machinisée et rationnalisée sera externalisée ou purement éliminée. L’emploi est donc menacé. Les usines qui avaient externalisé une partie de leurs activités dans des pays à coût  salarial moins élevé qu’en France observent  que dans les salariés de ces pays proches de nous passent d’un salaire mensuel de   300 euros à 900 euros.   Par conséquent les industriels sont à la recherche de nouveaux pays à bas salaires en dehors de l’Europe susceptibles d’accueillir leur processus de fabrication. Mais pour combien de temps alors que la voiture connectée fait son apparition ?


Le triomphe progressif des « communaux »

Ces transformations se déroulent, comme je le souligne depuis longtemps, sur un fond d’activités collaboratives qui est une nouvelle forme de « travail » à l’heure où les « communaux » triomphent (Rifkin). J’ai déjà signalé que le non-salariés en France représentait  selon les experts « 11,2% de l’emploi total » en 2011.
 
11 .  Le temps de la créativité est arrivé pour celles et ceux qui veulent  saisir les opportunités de devenir des Makers (Anderson, 2015), dès lors que chacun d’entre nous peut devenir un « Activiste » (Hamel, 1998), car le travail de demain sera avant tout « une activité » et non plus un trepalium. Des Fab Labs et Living Labs se développent et changent les liens sociaux et les modalités d’identification de soi dans cet écosystème en mouvement. Je vous fais l’économie de nombreuses études anglo-saxonnes qui corroborent cette tendance.

22 . Dès lors que nous sommes entrés dans une économie du partage des savoirs et des savoir-faire[5], ce que l’on nomme les « communaux » (commons), dont Wikipédia en est une illustration, nous devrons nous interroger sur ce que signifie la « Propriété », en particulier d’une information et d’un savoir. Par exemple, la valeur ajoutée d’un formateur et conférencier comme moi ou mes collègues est-elle seulement dans le contenu du support que nous remettons,  ou ailleurs ? Qu’est-ce que la « valeur du travail-activité collaborative » ?

33 .  Les organisations traditionnelles sont confrontées à l’essor des plateformes d’échange de biens et de services dans un mode peer-to-peer. De nouvelles plateformes comme Airbnb, Blablacar, etc., ne sont que la partie visible de l’iceberg dans une économie du partage qui atteint plusieurs centaines de milliards d’euros. Peu de secteurs d’activité échappent à de nouveaux services d’intermédiation aussi bien B2B, B2C que C2C. Des alliances se créeraient entre géants de l’industrie et   de  nouveaux entrants comme  Uber pour « tester le transport à la demande en hélicoptère »[6]. Ces ruptures peuvent-elles changer radicalement l’emploi et le travail ?

44 . Toutes les formes d’externalités créatrices de valeur, ainsi que les communautés de partage facilitant l’individuation de  l’œuvre commune coproduite et diffusée sont des voies qu’il faut impérativement explorer, aussi bien sous l’égide des directions de l’innovation numérique créée au sein des organisations, qu’en dehors des organisations. Lorsque je dialogue avec des responsables de haut niveau en matière de gouvernance, je constate un déplacement de leur priorité, les défis de la transformation numérique et la manière de donner une nouvelle impulsion à l’ensemble de l’organisation, même si celle-ci excelle déjà dans le domaine de la révolution numérique, comme par exemple en France la Banque, l’Assurance ou la Distribution du courrier. La vraie question à se poser dès à présent car demain c’est déjà aujourd’hui : qu’est-ce qu’une « œuvre commune », et qu’est-ce qui fera que chacun se reconnaîtra dans cette œuvre commune ?

Le travail ‘gratuit’

Il n’échappe à personne que le fait que   la révolution numérique ouvre la voie à une interpénétration de la culture exogène et de  la culture endogène nous place devant une nouvelle réalité qui est le déploiement du travail gratuit. Chacun d’entre nous devient donc un travailleur en puissance dès lors qu’ en quelques clics, nous apportons non seulement des données au sein du Big data, mais nos contributions aux commentaires figurant dans les sites du e-commerce  fait que le « système d’information » devient « système de recommandations et d’influence ». La question ne porte plus uniquement sur la montée de la réputation et de l’audience de l’entreprise, comme l’explique Chris Anderson dans  La longue traîne, mais dans la capacité d’influence sur les comportements des autres.
Il en découle par conséquent plusieurs axes, dont je ne retiendrai ici que quelques-uns pour poursuivre le débat et l’échange dans un esprit critique afin de nous éclairer sur l’avenir à moyen terme.

1 1 . Quelques prédateurs de niveau mondial ont compris qu’il était plus facile et plus rentable de demander à des milliers de développeurs de travailler gratuitement à l’extérieur de leur entreprise (le week-end, le soir) en vue de nourrir leur plateforme numérique par des millions d’applications. La question du travail-activité que l’on exerce en dehors de ces heures d’emploi  salarié relève-t-elle  de « l’œuvre » (bel ouvrage), qui part d’une envie et d’un désir profond de s’affirmer et d’exister ?  J’ai commencé à aborder le triptyque « emploi -activité – œuvre » dès 1996 [7]. En effet il faudrait relier la dimension philosophique la dimension économique, social, sociétale  et éthique.  

2 2 . Le « Solutionnisme » à court terme ne résoudra pas la question de la grande mutation du travail et de l’emploi. Il est nécessaire d’aborder l’évolution des compétences et la capacité d’agir sous un autre angle innovant.   En effet, la question de fond de la « destruction créatrice » dépend de la création  de lien de qualité entre les protagonistes en jeu, dans le bon timing. Cette « destruction créatrice » qui pourrait plutôt être vue, comme je l’ai déjà écris,    comme une « déconstruction  / reconstruction » du binôme « emploi-travail ».

Conclusion

La réduction significative annoncée en matière d’emploi (lié au trepalium)  à l’ère des collectifs sociaux  et des interconnexions collaboratives nous invite à  co-inventer de nouvelles formes de travail (Activités), pouvant déboucher sur des Oeuvres communes. Si la raison économique impose sa loi et engendre un grand écart entre économie et société, il y a tout à redécouvrir sur ce que l’on appelé le « Travail » de demain, qu’il soit rémunéré ou non…


[1] l’Expansion, dossier la fin du salariat, novembre 2015, p. 26 et 27
[2] http://www.onisep.fr/Premiers-pas-vers-l-emploi/Decouvrir-le-monde-professionnel/Les-principaux-contrats-de-travail
[5] (cf. mon article du 13 novembre 2014 ainsi que mon livre de 1997 : « L’Avantage coopératif «  aux Editions d’Organisation)
[7] J’ai organisé en janvier 1996 à Paris (Palais des Congrès)  la première rencontre en France sur le thème « Internet , Travail et Emploi », avec des dirigeants, des institutionnels du secteur de l’Emploi et le monde de la Recherche.