L’impact de l’informatique sur la productivité des utilisateurs est un grand débat. En 1987 Robert Solow, un des pères des modèles de croissance économique, avait glissé une petite phrase dans un article faisant la critique d’un livre qui a eu un grand impact : « you can see the computer everywhere except in the productivity statistics » (« On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité »). On a appelé cette affirmation le Paradoxe de Solow. Elle a très vite été contestée par un jeune économiste : Erik Brynjolfsson. Cette critique a connu trois phases :
· La "surprise" et la révélation du Paradoxe de Solow avant l'heure. Des chercheurs comme Stephen Roach de Morgan Stanley ou des praticiens comme Paul Strassmann l'ont révélé dans le cas particulier des Etats-Unis. Ils estiment que la croissance de la productivité liée à l’informatique notamment en comparaison avec des pays qui n'ont pas encore été largement informatisé et qui ont des niveaux de productivité bien plus élevés.
·
Erick Brynjolfsson en 1991 puis en 1995
puis de nouveau en 1996-97 a affirmé qu’il y a effectivement des gains de
productivité dus à l’informatique. Pour le démontrer il a eu recours à des
calculs de corrélation sophistiqués, ce qui fait que ses affirmations sont
discutables. Malgré cela il est devenu un économiste de référence même si ses démonstrations sont discutables. Il s'en est suivi un effet de "halo".
·
Entre 2010 et 2020 un certain nombre de
chercheurs comme Robert Gordon ou Larry Summers réfutent les affirmations
d’Erick Brynjolfsson. Ils pensent qu’on est face à une « stagnation
séculaire ». Des « vents contraires » freinent la croissance
économique et donc la productivité. Dans ces conditions les gains liés à
l’informatique ne peuvent être que faibles, voir négligeables. Dans un article de 2017 Erick Brynjolfsson est lui même obligé de constater que la productivité liée à l'outil informatique est quasiment inexistant.
De manière générale la plupart des experts s’accordent sur le fait « qu’il est difficile de créer de la valeur grâce à l’informatique ». Or l’informatique représente des montants d’investissements importants dans les économies développées. Dans ces conditions comment justifier l’importance de ces investissements ?
On le sait, la valeur crée par des investissements, quel que soit leur nature, ne vient pas du hasard. Elle est, généralement, le résultat de changements organisationnels. Or, très souvent, on investit sur la base de promesses technologiques qui sont plus imaginaires que réelles. C’est souvent le cas en informatique. Comme chacun peut l’observer, les vendeurs de matériels et de logiciels poussent à l’achat de nouvelles technologies en se basant sur des progrès techniques réalisés et en oubliant complétement l’impact économique de ces investissements.
L’émergence des travailleurs du savoir
Pour comprendre cet impact
il est nécessaire de revenir sur la notion de travailleurs du savoir qui est le
cœur de la révolution numérique. Elle a eu une longue maturation :
·
En 1957 Peter Drucker, le pape du
management actuel, a mis en évidence cette notion fondamentale a été mise en
évidence, dans un livre : « Management Challenges of the 21th
Century ».
·
En 1962 un premier chiffrage est fait par
Fritz Machlup. Il estime que les travailleurs du savoir représentent 31 % de la
force de travail des USA et 29 % de son PIB dans son livre « The Production
and Distribution of Knowledge un the United States ».
·
En 1964 ces analyses ont été reprises par
Keneth Boulding qui a observé une double évolution : dans les pays
développés on assiste à la croissance des effectifs de cols blancs et simultanément
on note une baisse du nombre des cols bleus.
·
En 1967 William Baumol a expliqué ce
phénomène en constatant que les secteurs à faible gains de productivité voient
leurs effectifs augmenter et leurs coûts croître alors que ceux connaissant de
forts gains de productivité comme l’industrie voient leurs effectifs et leurs
coûts diminuer. C’est la loi de Baumol aussi appelée « la maladie des
coûts ».
·
En 1972 Marc Porat, alors étudiant à
Stanford, rédige sa thèse sur ce sujet : « The information
Economy : Définition and Mesurement ». Il prédit que l’économie
américaine à cette époque basée sur l'industrie manufacturière va se
transformer en une économie basée sur l'information. Il est le premier à
affirmer que les États-Unis vont devenir une "société de
l'information".
· En 1973, Peter
Drucker approfondit la notion de travailleurs du savoir dans
un nouvel ouvrage « Management: Tasks, Responsibilities and Practices ». Le travailleur du savoir est une
personne « qui met en œuvre ce que son éducation lui a appris, c’est-à-dire
des concepts, des idées et des théories, plutôt que des compétences manuelles
ou musculaires ».
·
En 1980 Alfred
Sauvy à formulé la loi du déversement selon laquelle les gains de productivité dus
aux progrès techniques d’un secteur se traduisent par le déplacement d’une
partie de ses travailleurs vers d’autres secteurs. Ainsi l’agriculture s’est
déversée sur l’industrie, puis celle-ci vers le commerce et les services qui
maintenant se déversent vers le secteur numérique souvent appelé le secteur
quaternaire après le primaire, le secondaire et le tertiaire.
· En 1988 Lefevre et Lefevre, professeurs au Québec, ont analysé
les évolutions des effectifs de nombreuses entreprises canadiennes et ils ont
observé que le développement de la bureautique s’est traduit par une
augmentation du nombre de PC et en même temps ils ont noté une baisse du nombre
de secrétaires et d’assistants. Mais ils ont aussi constaté que ces évolutions
ne se sont pas traduites par une hausse de la productivité car le travail,
notamment le traitement de texte, n’est plus fait par des dactylos
expérimentées mais par des professionnels qui ont une expérience limitée de la
dactylographie et de la mise en page ce qui se traduit inéluctablement par des
pertes de temps. De plus ils sont nettement mieux payés que ne l’étaient les
anciennes secrétaires. Dans ces conditions la productivité n’a pu que baisser.
· Plus récemment Henry Minsberg constate que dans les années
80 les managers et les décideurs consacraient 70 % de leur temps à des travaux
à forte valeur ajoutée alors qu’aujourd’hui ils ne consacrent plus que 30 % à effectuer
des taches productives.
Comme
on le voit les concepts de travailleurs du savoir et d’économie de
l’information ont mis du temps à se développer et à devenir des notions
opérationnelles.
Quelques observations
significatives
En
fait la productivité des utilisateurs n’est pas liée à la technologie mais à
l’organisation du travail. C’est un facteur trop souvent négligé. Il est
pourtant indiscutable.
Pour mieux connaître ce qui
se passe au niveau de chaque poste de travail Acadys a cherché, dès 1996, à
mieux connaître les usages des PC effectués par les utilisateurs. Pour cela
nous avons développé un agent intelligent qui s’installait dans chaque PC et
qui mesurait les temps réellement actifs (hors pause, coup de téléphone,
pannes, …) de manière globale et ensuite par applications mises en œuvre. En
2008 on suivait ainsi l’activité de 2 millions de PC. Ceci nous a permis de faire
trois constations importantes :
·
Les utilisateurs travaillent avec leur PC
pendant 50 % de leur temps de travail. On craignait une sous-utilisation des
PC. Manifestement ce n’est pas le cas.
·
Les applications métiers comme la
comptabilité, la prise de commande, la facturation, … ne représentaient que 20
% des temps d’utilisation.
·
Les 80 % des temps restant étaient consacrés
à des travaux à faible valeur ajoutée notamment à faire de la bureautique.
Dans ces conditions les
gains de productivité ne peuvent être que faibles. Ceci explique le fait que les
décideurs finissent par se poser des questions.
Il y a quelques années les
dirigeants d’une grande entreprise industrielle et d’ingénierie
s’interrogeaient sur l’impact des PC sur l’activité de ses services et
notamment dans ses bureaux d’études. Pour répondre à ces préoccupations, parallèlement
à la mise en place des agents intelligent, nous avons diffusés auprès des
utilisateurs un questionnaire de satisfaction, de productivité et de niveau de
service. Ceci nous a permis de constater que les ingénieurs et les techniciens
des bureaux d’études passaient 80 % de leur temps à effectuer des tâches
subalternes. Ceci expliquait, en grande partie, leur mécontentement et leurs
récriminations.
L’objectif a été de diminuer
ces 80 % pour les ramener à 40 %. Pour cela nous avons créer la fonction
d’assistant junior assuré en partie par des étudiants en alternance. Très vite
on a constaté que les professionnels pouvaient passer plus de temps à des
tâches à forte valeur ajoutée et on a noté une nette amélioration de leur satisfaction.
Autre cas : un groupement
de 13 hôpitaux avait mis en place un dossier patient en utilisant le système
Simon. C’était un gros investissement de l’ordre de 35 millions d’euros. Ils
étaient satisfaits car leur budget informatique était égal à 2,5 % du total de
leurs dépenses et ils étaient situés dans la fourchette des autres grands hôpitaux.
Seul problème le service informatique devait faire face à de nombreuses
demandes des utilisateurs et gérait un portefeuille de 400 demandes en instance
qui ne diminuait pas.
Un audit a été lancé sur 4
établissements représentatifs des autres afin de comprendre ce qui se passait. Mais
au lieu de se limiter à un audit de l’informatique nous avons décidé, avec
l’accord des décideurs des hôpitaux et de l’Informatique, d’élargir la mission à
l’ensemble du domaine numérique en se basant sur les processus ANAP ([1])
qui sont de véritables standards de la profession. On a ainsi pu mesurer les
temps de travail des médecins et des infirmiers par grand processus puis on a
valorisé ces temps à partir de taux standards. Ceci nous a permis de faire
trois constatations importantes :
·
Les dépenses numériques intégrant les coûts d'usage de l'outil informatique représentent 50 % du coût des différentes fonctions de l’hôpital. Au début les
décideurs des hôpitaux ne nous ont pas cru mais à la lecture des tableaux ils
ont bien dû se résoudre à constater que le véritable travail des hôpitaux n’était
pas de soigner des malades mais d'utiliser l'outil informatique.
·
Si on considère l’ensemble du budget de
fonctionnement de l’hôpital les systèmes d’informations représentent 72 % des
dépenses. Les 28 % restant correspondent au coût des locaux, des divers
équipements, les médicaments, …
·
Si on se concentre sur les seuls infirmiers
on constate qu’ils ne passent que 20 % de leur temps de travail devant les
patients et entre 40 % et 60 % devant leur PC.
Les médecins passent aussi
beaucoup de temps devant leur ordinateur et cela se traduit par un risque de
burn-out notamment parmi les jeunes médecins car ils n’ont pas choisi d’être
médecins pour passer des heures devant leur clavier-écran. Les vieux médecins
et les chefs de service s’en sortent mieux car ils ont tendance à « refiler
ce boulot » aux jeunes médecins.
Comment en est on arriver là ?
L’analyse de ces deux cas a
montré que les décideurs des hôpitaux avaient commis au départ du projet une
erreur fondamentale en cherchant à automatiser les tâches au lieu de numériser
les systèmes d’information. Ceci est dû au fait que la conception de ces
applications avait été faites par des informaticiens et non des ingénieurs des
Systèmes d’Information. La conséquence de ce choix a fait que la saisie des
données est devenue la tâche la plus importante. Ceci a eu des conséquences
importantes.
Une étape cruciale du
diagnostic médicale est l'anamnèse. C’est le moment où le
médecin fait la synthèse sur le patient et la maladie. Pour cela il
interroge le patient pour lui permettre de retracer ses antécédents médicaux, de
décrire les maux qu’il ressent, de faire la synthèse des différentes
explorations déjà réalisées et des traitements déjà effectués. Avec une
procédure papier l’anamnèse prend en moyenne 9 minutes mais avec un PC on
constate qu’elle prend 45 minutes. Ce n’est pas de la productivité mais de la
contre-productivité.
Bien entendu il existe une solution.
Elle consiste à déléguer une partie de cette saisie aux patients ou à des assistants médicaux. En effet les malades savent
beaucoup de choses sur eux même. Ils peuvent faire ce travail tranquillement de
chez eux comme ils le font lorsqu’ils achètent un billet d’avion. Ils peuvent
aussi le faire à l’accueil de l’hôpital avant de voir le médecin. Quelques-uns
ont besoin d’aide mais c’est une minorité ([2]).
Cette simple mesure c’est traduit par des gains de productivité massifs des
médecins et des infirmiers.
En guise de conclusion
La productivité de
l’utilisateur est un sujet de réflexion majeur qui devrait être au cœur de toutes
nos réflexions à propos des systèmes d’information. Or on constate qu’aujourd’hui
il n’est pas ou peu traité. Ceci fait que des personnes à forte valeur ajoutée
font des tâches à faible valeur ajoutée. Cette situation est absurde. Elle est
dû au fait que les entreprises comme les hôpitaux et les administrations n’ont
pas repensé la répartition des tâches et plus généralement l’organisation du
travail ([3]).
Or l’expérience montre qu’en réorganisant les systèmes d’information on dégage
très vite des gains compris entre 10 et 30 %.
[1]
- ANAP : Agence Nationale de l’Appui de la Performance des établissements
de santé et médicaux-sociaux.
[2]
- Le cas est un peu différent aux urgences car souvent le patient n’est pas en
état de faire ce travail. Un infirmier ou un médecin doit faire le travail.
[3]
- Dans les années 60 il existait notamment dans les banques et les compagnies
d’assurance des organisateurs qui étaient chargés d’effectuer ce travail. Ils
ont depuis disparu.
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