par Gérard Balantzian
Auteur et conférencier
Alors que le numérique engendre
une révolution dans les modèles d’affaires quel que soit le secteur d’activité,
le défi de l’emploi et du travail peut se résumer en une phrase : l’emploi
se meurt , le travail renaît !
Ce sont donc sur ces termes que j’ouvre
le débat car dans ce monde incertain et complexe marqué
par l’interconnexion entre les machines, ainsi que les commutations entre les
produits / services et les machines, les fonctions de l’entreprise sont
soumises non seulement à une flexibilité croissante mais l’exigence de
personnalisation des biens et services a des conséquences sur les outils eux-mêmes
et les usages qui leur sont rattachés.
Nous sommes en effet confrontés à
des changements radicaux qui n’apparaissent pas forcément dans les statistiques
officielles figurant en annexe, mais une chose est sûre, au regard des
statistiques de l’INSEE, « la forteresse du salariat se fissure en
France » [1]. Mon propos ne porte pas aujourd’hui sur les
caractéristiques du contrat de travail (contrat à durée déterminé,
indéterminée, intermittent, à temps partiel, d'apprentissage, etc.)[2].
Il y a bien sûr « une fronde contre le
projet de réforme du droit du travail » [3]
qui se traduit par des tensions dans la
rue à Paris, mais aussi ailleurs dans le monde.
Dans le même temps, les robots se
propagent, et en faisant référence à la propagation des robots humanoïdes dans le monde industriel capables « de réaliser des tâches, comme les hommes,
aux côtés des hommes.» [4], les
perspectives annoncées de « 50% de chômeurs » à terme invitent à anticiper
cet avenir où la machine empiéterait sur
l’emploi occupé pour l’instant par les
humains.
Les grands théoriciens du « travail »
Il faut prêter une attention
particulière à la définition du mot
« travail ». En effet, je ne suis pas le seul à penser que
Frédéric Wislow Taylor (1856-1915) a contribué
à l’organisation du travail à l’heure où révolution industriel changeait le monde. Le
taylorisme n’est donc pas une expérience qu’il faudrait écarter (même
aujourd’hui) mais au contraire prendre en compte et en tirer les conséquences
positives. Sans être exhaustif, on peut également avoir une pensée à l’économiste
sociologue Max Weber (1864-1920) qui a montré le rôle la bureaucratie, de la
prévision et du contrôle dans l’organisation du travail. A la même époque, nous
comptions aussi le sociologue Emile Durkheim (1858-1917) et le brillant Joseph Shumpeter (1883-1950) sans oublier le
philosophe Karl Marx (1818-1883) Les apports de l’ingénieur Henri Fayol (1841-1925) furent déterminants concernant
les questions de centralisation et de décentralisation, de discipline et de
division du travail, de responsabilité et d’autorité, d’initiative dans le
travail et de contrôle, etc. Bien entendu il faut également compter avec le
professeur consultant Peter Ferdinand
Drucker (1909 – 2005) qui a mis l’accent
sur l’approche du management par les
objectifs. Il a permis de comprendre la société contemporaine et la mutation de
l’industrie et des services. La formation des gens, la mise en place des
normes, les facteurs de motivation des personnes, l’évolution de la structure,
ont été autant de paramètres liés au travail. Comment passer à la suite sans
avoir une pensée au président de General Motors Alfred Pritchard Sloan
(1895-1966) dont la grande expérience en termes de stratégie d’évolution des
structures au sein du monde industriel nous a permis de comprendre les
mécanismes de la coordination du travail (sans pouvoir tout citer ici). Les professeurs Paul Roger Lawrence et Jay William Lorsch nous ont
fait prendre conscience de l’importance des différents types d’environnements
de l’entreprise et que celle-ci n’était pas un système uniquement fermé. Je
pense également à Michel Crozier (1922 – 2013) qui a mis l’accent sur le rôle
de la bureaucratie, l’analyse stratégique et les lignes de fracture générant la crise de l’intelligence.
Le lecteur remarquera que le
terme qui prévaut le plus depuis deux siècles dans le langage de tous ces
experts est le terme « travail ». Or qu’est-ce qu’était le travail, sinon le trepalium, c’est-à-dire un une peine
que les machines ont peu à peu soulagée, et qui nous ont amené à être plus
attentif à la panne qu’à la peine,
telle que nos ancêtres l’ont ressentie au début du siècle dernier.
Je ne voudrais pas me retrancher
derrière les chiffres durant cet exposé pour montrer des évidences comme par
exemple la poussée des activités dans le domaine des Services. Plus de la moitié des activités sont des activités de
service depuis plus de 20 ans. Mais dès lors que le travail devient une « activité », et non plus un trépalium, nous pouvons nous poser la
question de « l’emploi »
salarié (c’est-à-dire un travail soumis à un contrat entre un employeur et un
employé, et par conséquent un rapport de soumission). En effet, la Machine
remplace de plus en plus l’emploi.
La propagation des machines a engendré quatre
lignes de fractures.
Mais auparavant je présente le
plan de mon intervention :
1. Les 4 grandes lignes de fracture
2. Le triomphe progressif des « communaux »
3. Le travail ‘gratuit’
Les 4 grandes lignes de fracture
11 . Une première de ligne de fracture se crée
entre l’Emploi et le Travail. La « destruction
créatrice » chère à Schumpeter nous place devant le rythme de la
destruction d’emploi par rapport à celui de la création d’un ‘nouveau travail’
qui n’est pas forcément salarié. Est-ce la fin
du Salariat comme le laissent entendre certains ? Est-ce uniquement
une question liée au Contrat de travail ? Les événements de l’été 2015
autour de l’application Uber Pop et les chauffeurs de taxi ont mis au devant de
la scène non seulement des conflits mais les controverses persistantes entre
des protagonistes qui avaient des intérêts différents. Le phénomène de l’ubérisation n’est-il pas un
énorme « court-circuitage » des processus existants et les
manifestations dans les rues de Paris durant l’été 2015 ne sont-elles pas
l’expression d’un désarroi ?
Quelles sont les conséquences
sur l’emploi et le travail de demain si de nombreux secteurs d’activité sont
susceptibles d’être ubérisés ?
- Une autre ligne de fracture prend de
l’ampleur entre l’Homme et la Machine. L’expérience de ces dernières
décennies a démontré que les machines pouvaient communiquer entre elles (M2M,
par exemple dans le domaine boursier), avec les risques de « faille » que l’on connait maintenant depuis 2008.
Cet évènement nous alerte et nous incite à une vigilance accrue à tous les
niveaux en matière de cogouvernance
(www.cogouvernance.com)
3 . Une troisième ligne de fracture
se crée en ce moment le synchrone et l’asynchrone. Lorsque la main peut payer, le
corps peut jouer et les yeux peuvent filmer, compte tenu des récents progrès de
la technoscience, le « système d’information » défini ‘à la manière
d’hier’ est un concept largement révolu
car nous ne sommes plus dans des systèmes
fermés. Il y a une nécessité de
repenser la vision Shannonienne que nous
avions de la donnée, où la question centrale était la qualité d’émission et de
réception des données sans qu’il n’y ait de ‘bruit’ et de perte de contenus.
Aujourd’hui une vision nouvelle se pose
en environnement ouvert intercatif et dynamique, où les
données structurées et non structurées nourrissent l’information circulante qui devient le langage et le véhicule de l’organisation
du « travail » distribué (faut-il encore s’entendre sur ce terme)
. Cette troisième ligne de fracture est d’autant plus difficile à traiter que
derrière celle-ci, nous avons un historique de plusieurs décennies d’une
direction des systèmes d’information (DSI) qui a, d’une part vu arriver un pôle d’urbanisme et d’architecture des systèmes,
puis aujourd’hui une direction de l’innovation, mais également une direction de
la transformation, mais enfin une
direction de l’unicité des données, aux côtés de la direction générale, … tout
ceci en 15 ans, avec en surcroit la loi de Moore qui commence à découvrir ses
limites. Ceux qui restent fermés prennent des risques, ceux qui s’ouvrent
prennent d’autres risques. C’est très Darwinien.
4.4 . Une quatrième ligne de fracture
se crée au sein des organisations entre ceux qui ont un ADN ouvert à la rupture et les autres qui voient sans
comprendre ce qui se passe. Ils se
réfugient derrière les bonnes pratiques qui ont un caractère rassurant jusqu’au
moment où leur fonction machinisée et rationnalisée sera externalisée ou purement
éliminée. L’emploi est donc menacé. Les usines qui avaient externalisé une
partie de leurs activités dans des pays à coût
salarial moins élevé qu’en France observent que dans les salariés de ces pays proches de
nous passent d’un salaire mensuel de
300 euros à 900 euros. Par conséquent les industriels sont à la
recherche de nouveaux pays à bas salaires en dehors de l’Europe susceptibles
d’accueillir leur processus de fabrication. Mais pour combien de temps alors
que la voiture connectée fait son apparition ?
Le
triomphe progressif des « communaux »
Ces transformations se déroulent, comme je le souligne
depuis longtemps, sur un fond d’activités
collaboratives qui est une nouvelle forme de « travail » à
l’heure où les « communaux » triomphent (Rifkin). J’ai déjà signalé que le non-salariés en France
représentait selon les experts « 11,2%
de l’emploi total » en 2011.
11 . Le temps de la créativité est arrivé pour celles et ceux
qui veulent saisir les opportunités de
devenir des Makers (Anderson, 2015), dès lors que chacun d’entre nous peut
devenir un « Activiste » (Hamel, 1998), car le travail de demain sera
avant tout « une activité »
et non plus un trepalium. Des Fab
Labs et Living Labs se développent et changent les liens sociaux et les modalités d’identification
de soi dans cet écosystème en mouvement. Je vous fais l’économie de nombreuses
études anglo-saxonnes qui corroborent cette tendance.
22 . Dès lors que
nous sommes entrés dans une économie du
partage des savoirs et des savoir-faire[5],
ce que l’on nomme les « communaux » (commons), dont Wikipédia en est une illustration, nous devrons nous
interroger sur ce que signifie la « Propriété », en particulier d’une
information et d’un savoir. Par exemple, la valeur ajoutée d’un formateur et
conférencier comme moi ou mes collègues est-elle seulement dans le contenu du
support que nous remettons, ou
ailleurs ? Qu’est-ce que la « valeur du travail-activité
collaborative » ?
33 . Les
organisations traditionnelles sont confrontées à l’essor des plateformes
d’échange de biens et de services dans un mode peer-to-peer. De nouvelles
plateformes comme Airbnb, Blablacar, etc., ne sont que la partie visible de
l’iceberg dans une économie du partage qui atteint plusieurs centaines de
milliards d’euros. Peu de secteurs d’activité échappent à de nouveaux services
d’intermédiation aussi bien B2B, B2C que C2C. Des alliances se créeraient entre géants de l’industrie et de
nouveaux entrants comme Uber pour
« tester le transport à la demande en hélicoptère »[6]. Ces ruptures peuvent-elles changer
radicalement l’emploi et le travail ?
44 . Toutes les
formes d’externalités créatrices de valeur, ainsi que les communautés de
partage facilitant l’individuation de l’œuvre commune coproduite et diffusée
sont des voies qu’il faut impérativement explorer, aussi bien sous l’égide des
directions de l’innovation numérique créée au sein des organisations, qu’en
dehors des organisations. Lorsque je dialogue avec des responsables de haut
niveau en matière de gouvernance, je constate un déplacement de leur priorité,
les défis de la transformation numérique et la manière de donner une nouvelle
impulsion à l’ensemble de l’organisation, même si celle-ci excelle déjà dans le
domaine de la révolution numérique, comme par exemple en France la Banque,
l’Assurance ou la Distribution du courrier. La vraie question à se poser dès à
présent car demain c’est déjà aujourd’hui : qu’est-ce qu’une « œuvre
commune », et qu’est-ce qui fera que chacun se reconnaîtra dans cette
œuvre commune ?
Le travail ‘gratuit’
Il n’échappe à personne que le fait que la
révolution numérique ouvre la voie à une interpénétration de la culture exogène
et de la culture endogène nous place
devant une nouvelle réalité qui est le déploiement du travail gratuit. Chacun
d’entre nous devient donc un travailleur en puissance dès lors qu’ en quelques
clics, nous apportons non seulement des données au sein du Big data, mais nos
contributions aux commentaires figurant dans les sites du e-commerce fait que le « système
d’information » devient « système de recommandations et
d’influence ». La question ne porte plus uniquement sur la montée de la
réputation et de l’audience de l’entreprise, comme l’explique Chris Anderson
dans La longue traîne, mais dans la capacité
d’influence sur les comportements des autres.
Il en découle par conséquent plusieurs axes, dont je ne
retiendrai ici que quelques-uns pour poursuivre le débat et l’échange dans un
esprit critique afin de nous éclairer sur l’avenir à moyen terme.
1 1 . Quelques
prédateurs de niveau mondial ont compris qu’il était plus facile et plus
rentable de demander à des milliers de développeurs de travailler gratuitement à l’extérieur de leur entreprise (le
week-end, le soir) en vue de nourrir leur plateforme numérique par des millions
d’applications. La question du travail-activité
que l’on exerce en dehors de ces heures d’emploi salarié relève-t-elle de « l’œuvre »
(bel ouvrage), qui part d’une envie et d’un désir profond de s’affirmer et
d’exister ? J’ai commencé à aborder
le triptyque « emploi -activité –
œuvre » dès 1996 [7].
En effet il faudrait relier la dimension philosophique la dimension économique,
social, sociétale et éthique.
2 2 . Le « Solutionnisme » à
court terme ne résoudra pas la question de la grande mutation du travail et de
l’emploi. Il est nécessaire d’aborder l’évolution des compétences et la
capacité d’agir sous un autre angle innovant. En
effet, la question de fond de la « destruction créatrice » dépend de
la création de lien de qualité entre les
protagonistes en jeu, dans le bon timing. Cette « destruction
créatrice » qui pourrait plutôt être vue, comme je l’ai déjà écris, comme une « déconstruction / reconstruction » du binôme
« emploi-travail ».
Conclusion
La réduction
significative annoncée en matière d’emploi (lié au trepalium) à l’ère des collectifs
sociaux et des interconnexions
collaboratives nous invite à co-inventer
de nouvelles formes de travail (Activités), pouvant déboucher sur des Oeuvres
communes. Si la raison économique impose sa loi et engendre un grand écart
entre économie et société, il y a tout à redécouvrir sur ce que l’on appelé le
« Travail » de demain, qu’il soit rémunéré ou non…
[1] l’Expansion, dossier la fin du salariat, novembre 2015, p. 26 et 27
[2]
http://www.onisep.fr/Premiers-pas-vers-l-emploi/Decouvrir-le-monde-professionnel/Les-principaux-contrats-de-travail
[5] (cf. mon
article du 13 novembre 2014 ainsi que mon livre de 1997 :
« L’Avantage coopératif « aux Editions d’Organisation)
[6] Source : http://www.industrie-techno.com/airbus-group-parie-sur-l-helico-vtc-avec-uber-et-sur-les-micro-usines-de-local-motors.41976 (consulté le 7 mars 2016
[7] J’ai
organisé en janvier 1996 à Paris (Palais des Congrès) la première rencontre en France sur le thème
« Internet , Travail et Emploi »,
avec des dirigeants, des institutionnels du secteur de l’Emploi et le monde de
la Recherche.
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