par Christophe Legrenzi
Chercheur associé à l’International School of
Management (ISM)
Président d’Acadys France
Vice-Président de l’ISG
Le premier enjeu des sociétés modernes n’est pas mesuré et donc
pas maîtrisé !
À l’ère du numérique, les
systèmes d’information constituent un enjeu stratégique majeur pour les
organisations. Pour leur seule partie numérisée, ils représentent déjà selon
les secteurs d’activité le premier poste de dépense de l’entreprise – soit
entre 10% à 30% du budget annuel de fonctionnement pour le secteur industriel
et 30 à 50% voire plus pour le tertiaire. En comparaison au budget informatique
traditionnel, la partie numérisée des systèmes d’information pèse près de 10
fois plus. La totalité du système d’information intégrant les usages non
informatisés représente des montants en moyenne double, soit 20 fois supérieurs
au budget informatique.
Pour autant, l’immense majorité
des décideurs ignore ces enjeux du fait d’une comptabilité « verticalisée »
construite historiquement pour mieux maîtriser les dépenses par grande fonction
de l’entreprise. La conséquence de cette gestion en « silo » est que
les coûts des traitements de l’information sont quasiment impossibles à
appréhender quantitativement dans nos systèmes comptables alors qu’ils
constituent bien souvent les premiers postes de dépense.
Pour rajouter à la difficulté, il
existe une réelle confusion entre les notions « d’information », «
d’informatique », de « numérique » et de « système d’information » qui nuit
largement à toute volonté de maîtrise des activités dites
« informationnelles ».
Il est important de définir ce dont on parle
C’est pourquoi, il nous parait
fondamental dans une économie en pleine mutation, de présenter à la fois
l’historique mais aussi les différentes définitions, périmètres d’application
et enjeux économiques tout en repositionnant ces concepts les uns par rapport
aux autres. L’objectif poursuivi est de mieux
en comprendre les interactions afin de fournir des éléments tangibles à nos
décideurs en vue d’optimiser l’usage et le pilotage de l’outil informatique au service
de la compétitivité de leur entreprise.
Définir le terme « information »
Au sens étymologique, le terme
information trouve son origine dans le verbe latin informare, qui signifie «
donner forme à » ou « se former une idée de ». Ainsi, l’information est ce qui
donne une forme à un concept ou une idée. En fait, l'information désigne à la
fois le message à communiquer et les symboles utilisés pour l'écrire comme les
lettres de l’alphabet, les chiffres, des dessins, idéogrammes ou pictogrammes.
Le concept « information » a
eu bien des définitions différentes au cours de ces 40 dernières années de
recherche en management des Systèmes d’Information. L'information est un
concept polysémique. Mc Kinney affirme à ce sujet que :
« l’information est un ‘caméléon sémantique ». Certains vont même
jusqu’à affirmer que l’information ne peut pas être décrite par une définition.
Pour Cleveland, l’information est humaine : elle n’existe qu’au travers de
l’observation de l’homme. Pourtant, l’information est souvent présentée par
rapport à la « donnée ». Ainsi, l’information serait une
« donnée traitée » douée de sens. La question sous-jacente est quel
type de traitement permet de passer de la donnée à l’information. Qui plus est,
selon le contexte, l’information n’a pas forcément le même sens d’un individu à
l’autre voire d’un contexte à un autre.
La connaissance est un état
résultant d’une transmission d’information (cf. « connaître »). Pour
synthétiser ces différentes acceptions, la conceptualisation la plus souvent
citée dans la littérature est celle d’Ackoff qui propose la hiérarchie
« données-information-connaissance » qui va parfois jusqu’à la
« sagesse ». Cette hiérarchie - souvent abrégée «DIKW» (pour Data-Information-Knowledge-Wisdom) part des données,
qui, en les structurant et les classant, produisent de l'information, qui, à
leur tour, conduit à la connaissance et enfin à la sagesse. Cette progression
entre les différents niveaux de la hiérarchie DIKW est associée à une
augmentation des niveaux de compréhension.
Ainis, dans une acception plus
générique et dans le contexte d’entreprise, nous proposons la définition
suivante : « L’information constitue
l’ensemble des données et des connaissances créées, acquises, modifiées, gérées
et détenues par l’entreprise. Elle représente son histoire, son patrimoine, ses
savoir-faire, ses compétences »
Définir le terme « informatique »
Le terme « informatique » apparait pour la
première fois en 1957 dans un article du scientifique allemand Karl Steinbuch
intitulé « Informatik : Automatische Informationsverarbeitung », soit «
Informatique : traitement automatique de l’information ».
En 1962, le terme est utilisé
conjointement en France et aux États-Unis pour la dénomination de deux
entreprises : la Société d'Informatique Appliquée (SIA) créée par Philippe
Dreyfus, ancien directeur du Centre National de Calcul Électronique de Bull, et
Informatics Inc fondée par Walter F. Bauer. Contrairement à la France ou à
l’Allemagne, le terme « informatics » n’est pas devenu la référence
aux Etats-Unis. La raison est peu connue mais réside dans un dépôt de marque.
En effet, lorsque l’Association for Computing Machinery (ACM), la plus grande
association d'informaticiens au monde, sollicite la société Informatics Inc.
afin de pouvoir utiliser le mot « informatics » en remplacement de
l'expression « computer machinery », l'entreprise éponyme décline la
proposition. Cela ne lui a pas porté chance par la suite. Rachetée par Sterling
Software, la société Informatics cesse ses activités en 1986.
Formé de l’association des termes «
information » et « automatique », le néologisme est officialisé en France par
le Général de Gaulle en conseil des Ministres qui l’aurait préféré à «
ordinatique ». On notera que ce choix marque clairement la prédominance de
l’information sur la machine, dont on pressent l’enjeu majeur qu’elle
représente pour les années à venir.
En 1968, le mot « informatica »
fait alors son apparition en Italie et en Espagne, de même qu’
« informatics » au Royaume-Uni.
Pour nous, et toujours dans un
contexte professionnel, « l’informatique
représente la fonction ou le métier qui a pour but de concevoir, développer,
intégrer, exploiter et maintenir les solutions matérielles et logicielles,
ainsi que fournir l’ensemble des services connexes ».
En cela, l’informatique se
positionne clairement du côté du « producteur » (versus le
« consommateur »). Elle caractérise bien le métier qui œuvre autour
des outils matériels, logiciels et services associés du « traitement
automatique » de l’information.
Définir le terme « numérique »
Le terme « numérique » est de
plus en plus usité dans notre vocabulaire. Il a même tendance à se substituer à
informatique induisant à la fois ambiguïté et confusion. Pour preuve, en 2013, le syndicat professionnel du secteur
informatique et télécom, le « Syntec »
Numérique, a décidé de rebaptiser les
« SSII » - Société de Services et d’Ingénierie en Informatique »
en « ESN » - Entreprises de Services du Numérique.
En fait, le terme « numérique »
vient du latin « numerus » (« nombre », « multitude ») et signifie «
représentation par nombres ». On oppose ainsi le calcul numérique (l'arithmétique)
au calcul algébrique ou littéral (par lettres, ou algèbre).
Le terme anglais « digital »
vient lui aussi du latin « digitus » qui signifie « doigt » ; en anglais «
digit » désigne un chiffre (0 à 9). Les autres langues romanes gardent le terme
« digital », cf. italien, espagnol. Vraisemblablement, la notion de
« digital » en anglais se rapportait à l’idée de compter avec ses
doigts… En langue anglaise le rapport avec les chiffres : les
« digits » exprime clairement la conversion du réel analogique vers
le numérique. Exprimé autrement, « numérique », qualifie une
représentation de l'information par un nombre fini de valeurs discrètes,
s’opposant à « analogique ».
Dans le contexte économique,
« le numérique représente à la fois
les informations ainsi que l’ensemble des usages et traitements de ces
informations s’appuyant sur un outil informatique en vue d’une finalité
métier ». Aussi, le numérique est clairement objectivé. Il se positionne
donc clairement du côté des usages et des consommateurs (versus le
« producteur »).
Définir le terme « système d’information »
Le système d’information est une notion
complexe, dont la définition et les contours ne sont pas toujours clairement
établis, et qui est souvent confondu avec informatique.
Karl Ludwig von Bertalanffy est
le fondateur de la Théorie générale des systèmes (« General System Theory », 1968). Il introduisit la notion de
système qu’il définit comme un « ensemble d’éléments en interaction »,
Pour
Claude Salzman, Président du Club européen de la gouvernance des systèmes
d’information : « Trop souvent on
confond les termes système d’information et système informatique. Il est vrai
qu’ils sont voisins. Mais ce n’est pas la même chose. Le système d’information
n’est pas le système informatique. C’est la source de confusions graves car les
mécanismes en œuvre ne sont pas les mêmes et les conséquences non plus. »
Robert Reix dans
son ouvrage « Systèmes d’information
et management des organisations » paru en 2004 propose : « Un système d’information est un ensemble
organisé de ressources : matériel, logiciel, personnel, données,
procédures... permettant d’acquérir, de traiter, de stocker des informations
(sous forme de données, textes, images, sons, etc.) dans et entre des
organisations. »
Ainsi, pour le système
d’information, et toujours dans un contexte d’entreprise, nous proposons la
définition suivante : « Le système
d’information représente l’ensemble des ressources internes ou externes –
utilisateurs, outils, données – qui contribuent au traitement (numérique ou
non) de l’information ». Conformément à Ludwig van Bertalanffy, père de la systémique,
le système d’information est bien un système, composé dans notre cas de trois
types de ressources ou « d’éléments qui
sont bien en interaction ».
Evaluer les enjeux économiques qui sont derrière ces termes
Si l’on reprend la
définition de système d’information par rapport à l’informatique, on constate
une évolution sémantique qui marque la genèse d’une véritable prise de
conscience des nouveaux enjeux managériaux de nos entreprises à l’ère du
numérique. Elle symbolise le passage du contenant au contenu. C’est un
véritable changement de paradigme, lourd de conséquences. La technologie
deviendrait moins importante que son utilisation. Maintenant qu’elle est maîtrisée,
la gestion de l’information doit être replacée au centre des débats. C’est elle
qu’il faut maîtriser à présent : l’information et tous ses traitements
associés, qu’ils soient manuels ou automatisés.
Ramené à l’échelle
de l’entreprise, le budget informatique traditionnel s’élève en moyenne, pour
la grande majorité des organisations, de 1 à 5 % du budget de
fonctionnement de l’entreprise si l’on en croît les principaux instituts de
« benchmarking » tels que le Gartner Group ou Compass.
Conformément à la
définition vue précédemment, si l’on associe à numérique l’utilisation des
outils informatiques par les employés, le budget du numérique représente pas
moins de 10 à 30% du budget total de fonctionnement de l’organisation pour le
secteur industriel et 30 à 50 % pour le secteur tertiaire. Aussi, il
représente un enjeu dix fois supérieur au budget informatique !
Qu’en est-il à
présent pour le système d’information qui représente le temps passé par les
utilisateurs à travailler avec l’outil informatique du travail de l’information
non informatisé. Les enjeux sont encore plus éloquents :
Cette fois-ci le
budget du système d’information représente 20 fois plus que le budget
informatique et le double du budget numérique.
La véritable question que doivent
se poser les décideurs est de savoir s’il faut piloter l’informatique
uniquement, le numérique, le système d’information ou l’information ? C’est une
question fondamentale, lourde de conséquences à même de remettre totalement en
question les modes managériaux traditionnels en « silos » issus du
secteur industriel.
Pour l’informatique, il ne s’agit
plus de voir cette fonction par rapport à elle-même comme l’indique Claude
Salzman : « En ce qui concerne
l’informatique, l’objectif consiste à essayer de la rapprocher du reste de
l’entreprise et même, si c’est possible, de la fondre dans les diverses
fonctions de l’entreprise…/… Il faut pour cela apprendre à penser
l’informatique comme un outil de développement de l’entreprise et non plus
seulement comme une machine capable de gérer des procédures
administratives ».
Sur le plan du numérique, un
enjeu majeur est la productivité des usages et la gestion du patrimoine
informationnel. Jean-Louis Peaucelle affirme : « Les gains les plus
forts sont souvent méconnus car ils apparaissent chez les utilisateurs ».
Peter Drucker confirme : « Le plus grand challenge auquel font face les
managers des pays développés est d’augmenter la productivité des travailleurs
de l’information et de la connaissance ». Le système d’information constituant,
ni plus ni moins, la colonne vertébrale de l’activité immatérielle de
l’entreprise moderne, c’est sans aucun doute le premier levier de performance
des organisations futures.
En guise de conclusion : la mesure devance le progrès
Lors de nos premières recherches
entreprises sur le pilotage de la performance des organisations informatisées,
il y a maintenant un quart de siècle, un postulat particulièrement important
issu de l’étude épistémologique s’est imposé à nous. Il concerne la dualité
science-mesure. Les nombreuses études sur l’évolution des sciences montrent que
les progrès scientifiques sont souvent conditionnés par l’évolution des
instruments de mesure ou de pilotage. Ainsi, la mesure devance le progrès et
non l’inverse.
C’est sur la base de ce postulat
que les avancées technologiques n’ont pas apporté dans la pratique de bénéfices
mesurables aux entreprises utilisatrices. C’est le fameux « Paradoxe de
Solow » du Prix Nobel d’économie 1987. Pourquoi ? Tout simplement,
parce que la mesure n’a jamais devancé le progrès technologique en
informatique. Ainsi, les entreprises en subissent les conséquences plus
qu’elles n’en profitent. Seule exception : l’industrie informatique, celle
qui produit les technologies et services associés.
Le traitement de l’information
ayant pris une telle ampleur dans nos économies modernes, nous sommes très
vraisemblablement à l’aube d’un véritable « aggiornamento » de nos
pratiques de gestion. C’est bien là le rôle des nouveaux managers selon Joseph
Schumpeter : « Entreprendre
consiste à changer un ordre existant ». C’est d’autant plus le cas que
le monde connaît la 2ème plus grande révolution économique de son
histoire : la Révolution Numérique. Encore faut-il s’en donner les moyens
et surtout les outils de mesure !
NB : Le texte complet de cet
article est paru dans le n°200 de la Revue de Recherche Vie et Science de
l’entreprise publié par l’ANDESE (Association Nationale des Docteurs En
Sciences Economiques). Pour mieux connaître l’ANDESE cliquez ici.
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