Par Christophe Legrenzi
Les avancées technologiques n’ont en général pas ou peu apporté en pratique de bénéfices mesurables aux entreprises utilisatrices. Ce phénomène est appelé le « Paradoxe de Solow » du Prix Nobel d’économie 1987. D’un côté, le « producteur » : l’industrie informatique s’enrichit année après année, alors que le « consommateur » et/ou « l’utilisateur » de ces nouvelles technologies, nos organisations publiques et privées, ont le plus grand mal à créer de la valeur. Voilà le véritable défi de notre société !
Dans un article de recherche publié en 2015, édité à l’occasion du numéro 200 de VSE (Revue de l’Association des Docteurs en Economie et en Sciences de Gestion) et intitulé « Informatique, numérique et système d’information : définitions, périmètres, enjeux économiques », qui, étrangement, caracole en tête des articles les plus lus (cf. Cairns), nous avons résumé les 3 causes majeures empêchant aujourd’hui les entreprises de profiter pleinement des opportunités offertes par la ‘fausse’ « Révolution numérique », que nous préférons appeler plus justement : « Révolution informationnelle et des services ».
Ces 3 causes sont :
1. La méconnaissance des enjeux financiers liés au numérique et aux systèmes d’information (versus informatique) due à l’absence de définition clairement acceptée et aux limites des systèmes de gestion actuels
2. L’utopie (voire le fantasme) technologique couplée à l’homéostasie organisationnelle souvent véhiculée par l’industrie informatique laissant croire qu’il suffit d’adopter une nouvelle technologie pour en obtenir les bénéfices
3. Une gouvernance SI déficiente se traduisant par une absence d’implication de la direction générale ou un manque de courage managérial pour initier les changements qui s’imposent pour créer de la valeur.
1. La méconnaissance des enjeux financiers liés au numérique et aux SI et les limites des systèmes de gestion actuels
Les entreprises utilisent couramment le vocable ‘numérique’ en remplacement voire au détriment des termes ‘informatique’ et ‘système d’information’. Pourtant, nos décideurs préparent et valident encore et toujours des budgets informatiques…
Pour donner une perspective concrète, l’activité numérique pèse en moyenne 10 fois plus que l’informatique et deux fois moins que celle liée au système d’information. Les managers qui ont compris toute l’importance de ces nouveaux terrains de jeu, identifient des gains de productivité d’au minimum 10 à 30%. Etrangement, quasiment personne ne définit ce qu’est le numérique ou le système d’information, et encore moins le mesure, alors qu’il semble être l’enjeu principal de la transformation de nos organisations.
Déjà à l’époque, Philippe Lorino resituait parfaitement l’inadaptation des pratiques comptables : « Les outils aujourd’hui utilisés par le contrôle de gestion portent la marque de ces origines historiques. Ils reflètent le type d’environnement pour lequel ils ont été forgés, la grande industrie naissante de 1880-1910. Il n’est donc pas évident qu’ils soient adaptés aux besoins des entreprises de 1980-2010, à moins de soutenir l’hypothèse hardie selon laquelle l’industrie n’aurait guère changé depuis un siècle… Dans quel domaine de l’activité humaine peut-on prétendre travailler aujourd’hui, à l’aube du XXIème siècle, avec des outils et des méthodes développés à la fin du siècle dernier ? » (Lorino, 1991)
Ils sont d’autant plus inadaptés quand il s’agit d‘activités nouvelles comme l’informatique, le numérique ou les systèmes d’information.
2. Utopie technologique et homéostasie organisationnelle
Jean-Louis Peaucelle, mandaté par le Ministère de l’Education, a démontré dès le début des années 80 dans le cas de l’informatisation des fonctions comptables et financières des Universités françaises que les gains de productivité induits par l’introduction de l’outil informatique sont conditionnés par des changements organisationnels (Peaucelle, 1981). Pire, ne pas les engager entraîne inéluctablement une détérioration de la performance. Simon Caulkin le confirme : « … trop d’entreprises ont surimposé de nouvelles technologies sur des organisations anciennes en automatisant les problèmes et non les solutions » (Caulkin, 1989). Tout comme Lorino : « Le gain virtuel apporté par le progrès technique a été souvent neutralisé par la transformation trop lente des mentalités et des organisations » (Lorino, 1989).
Il y a déjà un quart de siècle, le rapport Fontaine cité notamment dans le rapport de Jean Le Garrec explique parfaitement le phénomène d’homéostasie organisationnelle couplé à l’utopie technologique : « L’informatique vient en quelque sorte se plaquer sur l’organisation existante, bien souvent déficiente. Elle ne fait alors que la rigidifier, devenant par là-même un obstacle à l’efficacité des services…/… l’informatisation s’est développée sans lien suffisant avec les réflexions sur l’évolution des structures administratives et de l’organisation du travail. L’informatique est restée ‘plaquée’ sur les schémas et les procédures existants » (Le Garrec, 1992).
David Norton identifie trois raisons qui empêchent les entreprises de retirer tous les bénéfices de leurs investissements dans les technologies de l’information (Norton, 1987) :
Nous avons été dirigés par une vision technologique
Nous n’avons pas su identifier les changements organisationnels
Nous ne possédons pas les outils nécessaires pour appréhender les bénéfices
En synthèse, cela fait maintenant plus de 30 ans que les meilleurs experts ont dénoncé le mythe de l’utopie technologique, sans pour autant qu’il soit systématiquement remis en question dans nos organisations.
3. Une gouvernance SI déficiente
De nombreuses études, déjà anciennes, ont montré que l’implication de la direction générale dans le processus d’informatisation était clé (Delone, 1988) tout comme leur niveau de compréhension des enjeux (FITI, 1986) et la qualité de leur relation avec le responsable informatique (Austin, 1988).
En 2004, les Professeurs Weill et Ross avaient démontré sur la base d’une étude mondiale menée sur 250 entreprises que la valeur générée par des projets à composante informatique était directement dépendante du niveau de maturité en gouvernance informatique (Weill & Ross, 2004). Ils soulignaient d’ailleurs que près de 62% des décideurs étaient incapables de définir précisément ce qu’était la gouvernance informatique. En dehors de l’ouvrage de 2006 de Gérard Balantzian « Le Plan de Gouvernance du SI » (Balantzian, 2006), on observe dans le microcosme franco-français une définition très endémique associant les référentiels internationaux de type : ITIL, ISO 27002 ou CMMI à la gouvernance informatique, en parfaite contradiction avec les définitions pourtant officielles que sont celles de l’ISACA/ITGI reprise dans COBIT et de l’ISO 38500. L’erreur est de confondre les « bonnes pratiques de gestion interne » qui représentent avant tout une vision « endogène » et celles de « gouvernance » dont l’orientation est principalement « exogène », tournée vers l’entreprise, ses métiers voire ses actionnaires et autres parties prenantes (Legrenzi, 2009).
En 2010, reprenant d’autres études publiées, nous avons pu confirmer que lors du processus d’informatisation ce n’est pas tant la qualité des solutions envisagées, mais bien le niveau de maturité en Gouvernance Informatique qui conditionne la performance d’entreprise (Legrenzi & Salzman, 2010).
Le professeur Almiro de Oliveira et Claude Salzman, fondateurs du Club européen de la gouvernance des systèmes d’information, affirment dans leur Manifeste : « Dans une économie quaternaire dominée par le secteur de l'information et de la connaissance, le management de l'information émerge comme un nouveau facteur de distinction et de différentiation, source d'avantages compétitifs tant pour les entreprises que les organisations publiques, dans un contexte de globalisation accélérée.../… Ainsi, la connaissance des coûts et de la valeur de l'information permet de prendre en compte la variété des problématiques de management de l'information et concourt aux Bonnes Pratiques de la Gouvernance des Systèmes d'Information » (De Oliveira & Salzman, 2009).
C’est bien la Direction Générale qui est responsable de la Gouvernance des Systèmes d’Information comme le confirment clairement les référentiels COBIT et de l’ISO 38500. Or, si elle ne s’implique pas dans le processus de transformation, il y a effectivement peu de chance que les décisions synonymes de création de valeur, soient prises.
Recommandation : la gouvernance des SI pour lutter contre l’anarchie et l’utopie technologique
Même s’il semble indispensable de gérer la fonction informatique, ce serait une erreur de s’arrêter là. La distinction entre pilotage informatique, numérique et du système d’information réconciliant les visions technicistes avec les enjeux métier est incontournable.
Une fois les enjeux clarifiés, il s’agit ensuite de replacer le pilotage et la gouvernance des systèmes d’information au cœur des débats. La gouvernance des SI est d’autant plus importante que le monde connaît la 2ème plus grande révolution économique de son histoire : la Révolution Informationnelle et des Services. Or, sans véritable gouvernance des SI, utopie technologique et anarchie conduiront inéluctablement nos belles entreprises à leur perte.
C’est à ce prix que les entreprises et les managers du futur réussiront leur projet de transformation, pérenniseront leur activité et gagneront en compétitivité.
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