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mardi 27 mars 2018

Blockchain et levées de fonds en cryptomonnaies


L’émergence de monnaies virtuelles va-t-elle transformer l’environnement économique et financier mondial ?

Daniel Bretonès – Président de l’ANDESE


La cryptomonnaie bitcoin a été créée en 2008 et s’appuie sur la chaîne de blocs (la blockchain). Depuis cette date les achats de cryptomonnaies, à partir de devises fiat (le dollar et l’euros), principalement le bitcoin suivi par l’ethereum, se sont développées pour atteindre 7 milliards de dollars en janvier 2016, 130 milliards de dollars en septembre 2017 et près de 300 milliards en décembre 2017 (Source : Fortune).
Il faut distinguer le protocole bitcoin et le jeton numérique bitcoin ou BTC qui est soumis à de fortes tensions spéculatives. Le protocole bitcoin est une innovation de rupture basée sur l’assemblage d’éléments faisant appel à de la cryptographie, à la mise en réseau entre pairs et au minage par la preuve de travail. Il permet de réaliser des transactions dans un environnement sécurisé et fonctionnant de manière décentralisée.

Du caractère hybride des cryptomonnaies et du bitcoin plus spécifiquement 

Le bitcoin (le jeton bitcoin) serait plutôt une monnaie : il permet d’effectuer des transactions entre un nombre encore restreint de particuliers quelle que soit leur localisation, à l’exception de certains pays ou régions.
Le bitcoin constitue une réserve de valeur dans la mesure où il est rapidement convertible en une autre monnaie sur certaines plateformes spécialisées dans la convertibilité entre cryptomonnaies et monnaies Fiat
Les fluctuations du bitcoin sont énormes et sont le résultat d’anticipations spéculatives extrêmement fortes. (Voir tableau ci-dessous)

Source : Cryptocoin


Le Bitcoin ne répond pas aux définitions conventionnelles d’une monnaie

Une monnaie nationale se développe en contrepartie de toutes les transactions effectuées au quotidien. Le bitcoin ne peut pas actuellement être associé à la quasi-totalité des transactions sur le territoire national (PIB) et international. Aujourd’hui il ne représente qu’une infime partie de toutes les transactions mondiales.
Le bitcoin n’est pas sous le contrôle des autorités monétaires (les banques centrales) sauf si l’on considère la possibilité de changer la limite maximale du stock de bitcoin actuellement à 21 millions. Cependant ce type de décision est décentralisé au sein du réseau de mineurs (ce sont les informaticiens qui mettent en œuvre les transactions au sein de la chaîne de blocs), et les détenteurs des plus importants stocks de bitcoin au sein de ce réseau ont une voix prédominante. Le bitcoin n’est pas garanti ni géré comme la majorité des monnaies institutionnelles dans le cadre des actions des banques centrales. Le nombre de bitcoins en circulation (16 millions à ce jour) est trop faible pour agir les prix au sein de l’économie mondialisée.

La blockchain et les principales cryptomonnaies 

Le développement des cryptomonnaies est un phénomène sociétal lié au l’Internet et aux orientations libertariennes des fondateurs de la blockchain : des mathématiciens et des cryptographes en lien avec les universités américaines. Ces chercheurs se sont fait connaître sous le nom de Satoshi Nakamoto, fondateur du bitcoin, qui représente semblerait-il un groupe restreint de chercheurs dans les domaines évoqués. Le bitcoin a été créé par Satoshi Nakamoto en réaction à la crise financière de 2008 et au scandale international des prêts hypothécaires (les subprimes) qui a nécessité l’intervention des autorités monétaires lesquelles se sont substituées au marché interbancaire qui était bloqué. Le code source du protocole bitcoin a été mis en ligne en 2009. Les cryptomonnaies ne sont pas contrôlées par les autorités monétaires centrales qui observent le phénomène avec intérêt semble-t-il !
Près de 1.000 cryptomonnaies ont été créées depuis 2009 mais les plus connues sont le BTC, l’Ether et le Ripple. Le BTC est la référence centrale en termes de valorisation. Son cours soumis à des demandes excessives et spéculatives. En 2017 le BTC est monté jusqu’à 20.000 dollars à la fin 2017. Cet élan spéculatif est retombé et il s’échange au début février 2018 à moins de 8.000 dollars et à moins de 7.000 dollars le 6 février.
Le BTC a été limité par ses créateurs à 21 millions d’unités et l’offre actuelle est voisine de 16 millions de bitcoins. Le dernier BTC devrait être émis en 2140 si le réseau existe encore.
La force de la chaîne de blocs (la blockchain) tient à cinq attributs spécifiques et simultanés ;
-       Les transactions sont opérées par des mineurs (c’est-à-dire des informaticiens) qui s’appuient sur un logiciel afin de vérifier, de sécuriser et d’inscrire les transactions dans un registre qu’on appelle la « block chain ». L’entité de base du bitcoin s’appelle un bloc. Les blocs étant reliés en chaîne forment la blockchain. Le système constitue une base de données décentralisée sans autorité centrale.
-       La transmission se fait de pair à pair et non pas en passant par un nœud central. Chacun des nœuds stocke et transmet l’information à tous les autres nœuds.
-       Chaque nœud ou utilisateur de la chaîne est identifié par une chaîne alphanumérique de plus de 30 caractères. Chaque transaction est visible de tous. Les transactions s’effectuent entre les adresses de la blockchain.
-       Les enregistrements des transactions inscrites dans le registre ne sont pas modifiables car ils sont liés aux enregistrements précédents au sein de la chaîne.
-       Les transactions numériques au sein du registre sont informatisées.
Les acheteurs de BTC disposent d’un portefeuille électronique (le logiciel Wallet) comportant une adresse, une clé publique, et une clé privée. Le Wallet permet de créer des comptes, de construire et d’opérer des transactions. En cas de perte de la clé privée, l’accès au compte de l’utilisateur n’est plus possible sauf à disposer d’une copie de secours.

La gouvernance du système

La gouvernance du système s’effectue à deux niveaux
-       Le niveau 1 concerne les transactions opérées par les mineurs. Le BTC ne dépend d’aucune banque centrale et d’aucun état. Des protocoles cryptographiques de hachage de l’information et de preuve de travail sont intégrés à la Block Chain du bitcoin.
-       Le niveau 2 rend obligatoire les « contrats intelligents ». Ces derniers ont été lancés sur la plateforme Ethéreum qui propose une monnaie différente l’Ether. Ce deuxième niveau de gouvernance a été créé pour renforcer la sécurité des transactions. Les contrats intelligents permettent d’identifier précisément les intervenants en amont des transactions et de sécuriser ces dernières par l’élimination préalable des pirates (les hackers).
Les autorités bancaires et financières sont intervenues pour pousser à la mise en place des déclarations d’identité préalables à des transactions sur les plateformes de cryptomonnaies. Ceci afin d’éviter des détournements de fonds sur des plateformes nouvellement créées.

A la recherche de l’Eldorado

L’or et l’argent ont tenu un rôle moteur dans l’histoire du monde. Les mines d’argent de Potosi et de Zacatecas dans le Nouveau Monde ont largement participé au financement du « siglo de oro et des tercios des rois d’Espagne » du XVIème siècle. L’or brésilien a retardé la chute de l’empire portugais et le sterling d’or, produit avec le métal provenant surtout de la Guinée Equatoriale, a contribué à l’essor de la British Navy et de la puissance britannique qui a utilisé la Cavalerie de Saint Georges (l’or versé aux alliés) pour combattre Napoléon [1].
Aujourd’hui, si l’or continue de fasciner, c’est aussi dû à la politique d’assouplissement quantitatif du Federal Board Reserve qui est venu relayer ce mirage. Il a permis après la crise de 2008 d’éviter la déflation et à relancer l’économie américaine et puis l’économie européenne grâce aux interventions de la BCE.
Un écosystème est en train de se créer autour des principales cryptomonnaies avec le contrôle des transactions, la mise en place de contrats intelligents, et l’émergence de places de conversion de monnaies réalisées entre les principales cryptomonnaies (Ether et BTC) et les monnaies fiat (dollar et euro), et dans le sens inverse.
Le protocole Blockchain est étudié en détail par la Banque Centrale Européenne et, en France, par l’AMF. De grandes banques françaises et européennes testent des applications avec le protocole Block Chain pour sécuriser des transactions et pour, à terme, renforcer leurs positions concurrentielles.
Les applications de la blockchain et des bitcoins sont nombreuses dans l’industrie et la distribution ;
-       Kodak prévoit d’émettre des jetons (Kodak Coins) pour mieux gérer les droits des images,
-       KFC Canada prévoit l’utilisation des bitcoins pour payer de petits achats,
-       Le système électoral brésilien utilisera la blockchain Ethereum,
-       Samsung, qui est devenu le leader mondial des circuits intégrés devant Intel, développe des puces ASIC (Application Specific Integrated Circuit) pour le minage des transactions en cryptomonnaies. C’est un nouveau segment de marché qui s’ouvre alors que les ventes de téléphones mobiles et de tablettes sont stabilisées voire en baisse. Ces puces ASIC en développement devraient accélérer les transactions de minage et réduire la consommation énergétique de ces opérations,
-       Shell développe une blockchain pour optimiser ses opérations commerciales,
-       Le Chicago Board of Trade (CBOT) et le Groupe CME préparent le lancement de contrats à terme sur le bitcoin,
-       L’autorité des marchés de Singapour, qui est à la pointe sur les cryptomonnaies, reste ouverte à leur développement sous réserve de l’application de la loi anti-blanchiment pour les intermédiaires de ces transactions et prévient les investisseurs que les cryptomonnaies comportent des risques très élevés à intégrer dans leur stratégie d’investissement.

Les levées de fonds en cryptomonnaies (LFC) ou ICOs (Initial Coin Offerings)

L’écosystème des monnaies virtuelles est à l’initiative d’un nouveau type d’opérations, les levées de fonds en cryptomonnaies (LFC) ou Initial Coin Offerings (ICOs). Il repose sur l’émission des tokens ou jetons et la possibilité pour des particuliers d’investir en direct sur des projets à risque mais avec des niveaux de retour très élevés caractérisent les LFC. Plutôt que d’investir en capital dans une entreprise et de détenir des titres en contrepartie il s’agit d’investir dans des entreprises qui développent des services et / ou des produits via une chaîne de blocs. Dans le cadre d’une LFC on achète des jetons en BTC ou en éther à partir d’un compte tenu dans ces monnaies. Les jetons achetés permettent d’investir dans le cadre d’une ou de plusieurs levées de fonds spécifiques. La SEC américaine accepte les LFC sous réserve qu’elles soient conformes à ses règlements.
Ce mode de financement est également hybride entre le financement participatif et le capital-investissement dans son volet capital-risque. Il est le produit de la spécificité de l’actif numérique.
En juillet 2017 le montant mondial des LFC s’élevait à 2,3 milliards de dollars et il atteignait les 3 milliards de dollars en décembre 2017.

Face à un processus d’ubérisation du secteur du capital-risque 

Dans les années 1950, les approches de l’ARD (American Research & Development), à l’origine de la création du capital-risque sous l’impulsion de Georges Doriot, révolutionnent le monde de la finance. La mise en application du concept de capital-risque permet le développement de jeunes pousses sur la Côte Est puis sur la Côte Ouest des Etats-Unis et procure un avantage concurrentiel significatif à l’économie américaine dans les domaines de la haute technologie. De nos jours, des créateurs ingénieux qui ont du mal à trouver des fonds auprès de capital-investisseurs arrivent à lever des fonds dans le cadre d’opérations de LFC lancées au niveau mondial. Ils délivrent en contrepartie des jetons qui ne sont pas des titres mais des services au même titre que les miles aéronautiques obtenues par les voyageurs en achetant des billets qui permettent par accumulation d’obtenir des voyages ou services divers gratuitement.
Les LFC ne sont pas soumises aux audits approfondis pratiqués par les investisseurs en capital-risque et aux contrôles réglementaires mis en place par les autorités de tutelle. Le plus souvent l’intérêt du projet, ses fondamentaux et le profil de l’équipe qui lance la LFC sont consignés dans un livre blanc mis à disposition des investisseurs potentiels. Le niveau de risque est très élevé mais en cas de succès de l’opération basée sur le développement de l’entreprise les plus-values potentielles sont aussi très élevées. Le jeton détenu par l’investisseur est un service dont la valeur peut fluctuer fortement à la hausse ou à la baisse.
Selon le journal Wired certains capital-risqueurs américains auraient participé à des LFC. Il est clair que pour les projets de qualité bien calibrés le recours aux LFC est une voie parmi d’autres pour trouver des financements pour de jeunes pousses innovantes. Elles permettent à des intervenants privés d’investir en direct sur des projets à risque portés par des starts-up. Jusqu’à présent ce type d’opérations est réservée aux capital-risqueurs. On assiste bien à l’émergence d’une désintermédiation des capital-risqueurs.

Quelques prévisions à moyen terme

Ces outils constituent une évolution majeure dans l’histoire monétaire :
-       La blockchain un moyen puissant pour déployer des applications pour des entreprises financières et ou industrielles,
-       Il est à prévoir que les cryptomonnaies sous-tendues par des technologies décentralisées et fiabilisées se développeront et s’imposeront progressivement comme le réseau Internet basé sur le protocole HTTP ouvert, s’est substitué et a remplacé les réseaux privés qui s’appuyaient sur des protocoles fermés et non-ouverts,
-       Des levées de fonds par LFC pourraient être disruptives pour les capital-risqueurs (VC) et complémentaires des formes de financement pratiquées dans cette industrie.
Les gourous de la Silicon Valley ont annoncé depuis près de 20 ans l’arrivée du New Age porté entre autres par Internet. Depuis des secteurs entiers ont été remodelés et transformés dans les médias, dans l’hôtellerie, dans la réservation en ligne. Les monopoles acquis par les GAFA ont pris à découvert les décideurs français et européens qui n’avaient pas anticipé ce qui pouvait se produire. Des secteurs entiers de l’économie mondiale ont été redessinés et en général les entreprises françaises et européennes sont peu ou pas présentes dans ces nouvelles configurations.
Le protocole blockchain est une technologie jeune mais porteuse. Elle peut être améliorée en termes de vitesse de transaction et de sécurisation des opérations en amont de la chaîne de blocs proprement dite. Les LFC montrent le potentiel de ce qu’il est possible de réaliser en matière d’investissement direct à risque. Les LFC complètent les financements de type participatif et les financements d’amorçage proposés par les capital-risqueurs.
A ne voir que la face négative de la chaîne de blocs et des pratiques de type LFC, les entrepreneurs français pourraient être dissuadés de tester ces nouvelles approches. Il convient donc de communiquer de manière neutre voire positive sur le sujet tout en appréciant les limites du protocole Block Chain et ses applications dans la finance et l’industrie. Les cryptomonnaies constituent peut-être un moyen de rendre plus liquide l’économie et il serait dommageable de les condamner à priori alors qu’elles sont émergentes et en phase de consolidation.




[1] Or, Argent et Folies des Grandeurs, Giraudo A., Eds Economica, 158 p., 2017